Agnès Letestu, l’Etoile qui a donné vie à Giselle, à Marguerite ou à Juliette, étincelante interprète, s’apprête à faire ses adieux au Ballet de l’Opéra avec La Dame aux Camélias. Vive, enjouée, passionnée, celle que Rudolf Noureev adouba, regarde le passé avec gratitude et l’avenir avec gourmandise. Rencontre.
Dans quel état d’esprit êtes-vous?
Agnès Letestu : Je suis plutôt positive même si j’ai un pincement au coeur à l’idée de faire bientôt mes adieux officiels. Je suis dans le présent, je fais les choses les unes après les autres, avec des moments où je me dis : « C’est bientôt la fin ». Mais, non, ce n’est pas la fin. Pas encore. N’ayant ni manque d’envie ou d’énergie, tout se passe comme si de rien n’était. Simplement, à chaque fois que je danse un ballet ou participe au Défilé, je sais que cela ne se reproduira plus. Le temps est ponctué de réflexions comme celle-ci. Je ne ressens aucune tristesse, mais j’en prends conscience par instants, quand je rentre chez moi, par exemple. Mais jamais en dansant. Je n’éprouve aucune nostalgie au travail.
Vous arrive-il de faire le bilan ?
Agnès Letestu : Je me dis que j’ai dansé tels ballets de Rudolf Noureev, de George Balanchine, que j’ai travaillé avec Jerome Robbins, William Forsythe, Jirˇí Kylián, Mats Ek, Carolyn Carlson… J’ai l’impression d’avoir fait beaucoup de choses, mais dans le studio, je me sens toute neuve. Je me mets à disposition du chorégraphe. Il est évident que mon passé me sert et pourtant je suis une feuille blanche. Je ne suis pas encore dans la peau de la danseuse qui s’écarte et regarde les choses de loin. Je vais peut-être recevoir un choc… Seul le sentiment de n’avoir pas tout fait ou la peur que l’avenir soit moins brillant peuvent provoquer de l’amertume. Parce que la scène, c’est quand même une drogue incroyable.
C’est-à-dire ?
Agnès Letestu : On vit dans une énergie formidable durant tout le mois de répétition. Puis, une fois en scène, on reçoit la réponse du public à tout ce que l’on a forgé dans le travail et qui nous permet d’aller plus loin dans l’art de raconter une histoire et de faire advenir en scène des choses qui ne se produisent jamais en studio. Pendant le spectacle, l’alchimie produite par le public, la lumière et les autres danseurs fait naître une magie indescriptible. Les gens qui savent la souffrance, la fatigue, la dureté de la remise en question quotidienne des danseurs se demandent souvent pourquoi on continue. En fait, on continue parce que la récompense est en scène. Alors bien sûr, on peut se demander si la vie sera aussi passionnante ensuite.
Vous avez bien des atouts pour aborder ce futur…
Agnès Letestu : Oui, entre la conception de costumes, les galas et l’envie de transmettre ce que j’ai appris, j’ai largement de quoi m’occuper. J’éprouve une grande joie à partager mon expérience avec les danseurs et à les voir progresser. Cette transmission va bien au-delà de la technique et de la chorégraphie pures. Elle relève d’un état d’esprit qui donne vie à un rôle. J’adore voir les danseurs s’approprier ce que je leur dis et en faire quelque chose qui leur va, à eux. C’est comme un vêtement taillé sur mesure.
Cela vous est-il arrivé souvent ?
Agnès Letestu : Je l’ai toujours fait, que ce soit à l’occasion de concours ou de galas. J’ai mes petites habituées. Certaines Étoiles viennent aussi pour discuter d’un rôle qu’elles vont aborder, tel Giselle. Elles s’interrogent sur sa disposition intérieure, sur la manière de se comporter pour avoir l’air d’un fantôme, tout en accomplissant des pas bien réels.
Et comment fait-on pour avoir l’air irréel ?
Agnès Letestu : Il faut être dans le sol. Le fait d’être très lourd dans sa façon d’attraper chaque mouvement donne une espèce de suivi et de « physicalité » susceptibles de produire cet air fantomatique. En revanche, pour les bras, cela dépend des filles. À certaines, il faut suggérer qu’elles évoluent dans un nuage de fumée, à d’autres dans un liquide. Quand on remue dans une piscine, on sent la résistance de l’eau, le geste est difficile. En fait, il faut inventer le langage qui convient à chacune, le mot qui suscite l’image juste. J’adore cela. C’est sur ce modèle que Ghislaine Thesmar m’a fait travailler tous mes rôles avec beaucoup de générosité depuis des années. Je lui dois beaucoup. Elle a fait, entre autres, un travail passionnant avec moi sur Le Lac des cygnes, mon ballet fétiche.
Y a-t-il des chorégraphes qui respectent plus ou moins le corps du danseur ?
Agnès Letestu :La préoccupation première du chorégraphe est de faire ressortir les qualités de chacun. Le reste n’existe pas. John Neumeier, avec qui j’ai répété La Dame aux camélias, laisse la technique aux répétiteurs et aux danseurs pour se concentrer sur l’intention et le jeu théâtral. Car il est toujours plus facile de trouver la façon de faire un porté ou un pas quand on connaît l’intention qui les motive. Dans La Dame aux camélias, par exemple, il y a des portés vertigineux, effectués à bout de bras, en tournant très vite, qu’on appelle « hélicoptères ». Si on se dit : « Je ne vais pas y arriver », on peut paniquer. Mais si on réalise que cela intervient au sein d’une folie amoureuse et d’une surenchère d’énergie et de passion, on le prend différemment. Pour cela, Neumeier est extraordinaire. Il respecte le danseur qui lui propose une interprétation, mais il ne se préoccupe pas de sa fatigue ou de sa souffrance. Même chose pour Mats Ek ou William Forsythe qui sont plus attachés à l’impression générale qu’à l’exactitude pointilleuse des pas. En général, ces artistes sont sensibles à nos blessures comme à nos douleurs, mais cela ne change rien pour eux. Ils disent : « Ah oui, fais attention, tu vas te faire mal, mais quand même, plie un peu plus. » C’est à nous, danseurs, de décider de ce que l’on peut faire ou non.
Le chorégraphe prend-il en compte les possibilités du corps pour imaginer des pas ?
Agnès Letestu :Non, il ne se demande pas si le mouvement est dangereux. S’il s’en préoccupait trop, cela limiterait sa créativité. D’ailleurs, tout dépend des danseurs. L’un n’y arrivera pas, l’autre s’appropriera le mouvement sans difficulté.
Parlez-nous de la Dame aux camélias avec la quelle vous allez faire vos adieux…
Agnès Letestu : C’est un rôle que je désirais depuis des années. Je le connais par coeur, j’en ai vu toutes les interprétations possibles. Et c’est devenu le rôle de ma vie. La palette d’interprétation qu’il permet est merveilleusement large. Elle va de la coquette à l’amoureuse et à la femme bouleversée d’être aimée pour ce qu’elle est et non seulement pour le plaisir qu’elle peut donner. Elle a des gestes limpides, des mains douées d’une vie propre… John Neumeier m’avait choisie pour danser lors de la première à l’Opéra de Paris, en 2008. J’ai été très heureuse d’avoir sa confiance.
Stéphane Bullion a été votre partenaire et le sera encore pour vos adieux…
Agnès Letestu : C’est toute une histoire ! Peu avant la création à l’Opéra, Hervé Moreau s’étant blessé, un danseur de la compagnie de John Neumeier l’a remplacé. En effet, la synchronisation des pas est si minutieuse que personne, dans le Ballet, ne pouvait prendre sa place au dernier moment. Plus tard, je l’ai dansé avec Hervé mais, alors que nous devions tourner le Dvd, il s’est à nouveau blessé. C’est comme cela que Stéphane Bullion et moi nous nous sommes jetés dans la fosse aux lions. Je n’avais jamais dansé avec lui ! Au bout d’un quart d’heure de répétition, Brigitte Lefèvre nous a dit : « Vous le faites ! » C’était un pari très audacieux de sa part. Et une expérience formidable !
Vous avez eu peur ?
Agnès Letestu : Je me sentais très bien avec Stéphane. Mais c’était risqué. Pour interpréter les jeux de scène, il faut être complémentaire. Cette complémentarité peut mettre des jours à naître ou être immédiate. Il y a aussi une part d’imprévu. On a beau avoir répété, on ne réagit pas de la même façon. On peut être plus ou moins romantique, plus ou moins fougueux… Avec Stéphane, ça s’est tout de suite bien passé.
Quels sont les autres personnages qui vous ont touchée?
Agnès Letestu : Juliette, Giselle… Juliette vit une telle évolution… En quelques jours, elle passe de l’enfance à la révolte et à l’amour, allant jusqu’à s’opposer à sa famille. Quant à Giselle, cette petite paysanne pleine de vie que tout le monde adore, je me la suis appropriée totalement, au point de modifier certains gestes qui ne me paraissaient pas adaptés à quelqu’un en état de choc émotionnel. Pour moi, Giselle devient comme une autiste au moment de la scène de la folie. Dès lors qu’elle se rend compte qu’on lui ment, elle ne reconnaît plus personne. Paradoxalement, la relecture contemporaine de Mats Ek m’a beaucoup inspirée pour l’interprétation de ce ballet du xixe siècle. Bien des déclics se sont produits en moi grâce à lui, notamment la manière de marcher du personnage, cette espèce de pas que l’on retrouve chez celui qui a une idée fixe. Le bonheur dans ce travail, c’est de chercher les intentions pas après pas.
C’est un chemin solitaire ?
Agnès Letestu : Pas entièrement. Ce chemin vers le personnage, je l’ai fait avec Florence Clerc et Ghislaine Thesmar à différentes périodes, avec des clés et des angles très complémentaires. Elles m’ont transmis leur expérience du rôle tout en m’aidant à traduire mon désir de faire différemment. Car j’ai toujours une idée personnelle sur la manière d’aborder les rôles. Il est important pour moi de savoir si j’exprime bien ce que je veux exprimer par mes mouvements. Giselle est passionnante. On peut passer sa vie à fouiller ce rôle. Il est inépuisable.
José Martinez, aujourd’hui directeur du Ballet national d’Espagne, a été votre partenaire privilégié des années durant…
Agnès Letestu : J’ai rencontré José quand il est entré dans le Corps de Ballet que j’avais intégré un an auparavant. Très vite, on nous a fait danser ensemble. Ayant la même morphologie, nos physiques se mariaient très bien. Du coup, nous avons mené notre carrière de concert. Il a vraiment été ma moitié artistique. J’ai également beaucoup dansé avec Laurent Hilaire, Nicolas Le Riche, Jean-Guillaume Bart ou Hervé Moreau. Vivre un partnership représente une chance et un gain de temps énormes puisqu’on se comprend sans avoir à se parler. Le fait de connaître les défauts et qualités de l’autre permet d’anticiper, donc de bénéficier d’une plus grande sécurité. Cela donne surtout la possibilité d’aller artistiquement plus loin en prenant davantage de risques. De mettre une pierre de plus à l’édifice qu’est l’oeuvre. Être deux, c’est travailler dans le plaisir et la connivence. Même si ce peut être très passionnant avec d’autres
Vous avez dessiné les costumes des chorégraphies créées par José Martinez notamment, à l’invitation de Brigitte Lefèvre, ceux des Enfants du Paradis Comment vous est venue cette passion ?
Agnès Letestu : J’ai toujours conçu les décorations de mes tutus de galas. Mes sources d’inspiration proviennent de mes voyages. Dès que je vois quelque chose, je le dessine. Ce peut être une ligne d’architecture, un motif de grille en fer forgé, des costumes folkloriques. Je suis même partie d’un service à thé ! Pour Mi Favorita, j’ai imaginé des tutus à paniers, des tutus abat-jour, d’autres en plastique transparent. José m’a traitée de folle mais finalement, il a surenchéri dans le comique. On a procédé comme ça, façon ping-pong. L’année d’après, je me suis amusée à faire des tutus en jean et des costumes de souris pour Scaramouche, pièce qu’Élisabeth Platel, sur proposition de Brigitte Lefèvre, nous avait commandée pour les petits de l’École de Danse.
Avec la conception des costumes des Enfants du Paradis, de Marie-Antoinette pour le Ballet de Vienne ou encore de Rigoletto de Francis Perrin, vous changez d’échelle. Comment faites-vous pour assurer vos deux métiers d’étoile et de costumière ?
Agnès Letestu : Les Enfants du paradis ont représenté un travail gigantesque. J’ai dû travailler très en amont, donc sans direction dramaturgique définitive ni langage chorégraphique arrêté, puisque le chorégraphe intervient en dernier dans le protocole de création. J’ai donc conçu cinq versions de chaque costume ! Il me fallait être libre et fidèle. Mon oeil de danseuse m’a beaucoup servie pour réviser les proportions des vêtements. J’ai allégé les manches-gigot et les robes à panier des danseuses. Je travaillais jusqu’à 4 heures du matin et le lendemain j’étais présente aux répétitions et au spectacle. Je me demande encore comment j’ai tenu. Mais j’adore ce métier. Chaque production est l’occasion de se plonger dans une période de l’histoire ou de s’immerger dans le destin de gens qui ont existé.
Tout vous amène au théâtre : les costumes, l’interprétation de rôles… Le métier des planches vous-tenterait-il ?
Agnès Letestu : Il me tente et m’effraie. J’ai même un peu travaillé les fables de La Fontaine avec Jean-Laurent Cochet qui m’encourage sur cette voie. En tant qu’interprète, ce n’est pas le travail du corps qui me pose problème mais plutôt la manière de parler et de convaincre par la voix. C’est un autre job que je dois apprendre. Le rôle de Garance, par exemple, est avant tout un état d’âme, une palette d’humeurs. Je l’ai dansé avec naturel, en cherchant à gommer les ruptures entre les moments où elle danse et ceux où elle joue. Là encore, Florence Clerc m’a aidée à m’approprier le rôle avec beaucoup de finesse. Jouer, oui, je l’envisage.
Propos recueillis par Laurence liban*
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Le journal de l’Opéra national de Paris
*Journaliste chargée du théâtre et de la danse à l’Express, Laurence Liban est également auteur de chansons pour Dame Felicity Lott et de mélodies pour Bruno Fontaine